Les Cajuns rêvent toujours en français.

Texte intégral d'un article de Violaine GELLY de Juillet 1999

born in the bayou
   En Louisiane, dans le bayou Teche,les brises qui font frémir la surface de l'eau et danser les jacinthes parlent français. La mousse espagnole qui enguenille les cyprés murmure en français.

   Les ratons laveurs comprennent parfaitement notre langue et, même si seuls les fous ont l'audace de s'en assurer, tout semble confirmer que les crocodiles en font autant.

   Pas étonnant : ici depuis la fin du XVIIIème siècle, dans cet Etat américain qui porte le nom d'un roi de France, survit la Nouvelle Acadie, le pays cajun.

   Sur les 61 divisions administratives que compte l'Etat, les 22 "paroisses"qui forment la Louisiane française dessinent un triangle dont la base suit la côte depuis la Nouvelle-Orléans jusqu'au Texas et dont le sommet se noie dans l'embouchure de la Red River.
 
Le grand dérangement.

    Le long des routes, les boîtes aux lettres égrènent des noms aux résonnances familières. Ces Broussard, Robichaux, Duplessis et autres Thibodeaux figurent également sur le mémorial acadien de Saint-Martinville. Trois mille noms identifies et combien de familles, combien de destins qui furent brisés, il y a plus de trois siècles.

   Ils venaient de ces douces terres de France qu'irrigue la Loire, les courageux et les désespérés qui prirent pied sur le sol canadien dès 1604. Tous ces Poitevins, ces Charentais cherchaient fortune sur cette région du nord du Québec qu'ils baptisèrent Acadie. Certains la trouvèrent, les autres apprirent à survivre.

   En 1713, par le traité d'Utrecht, la France cède l'Acadie aux Anglais, qui la transforment en Nouveau-Brunswick et Nouvelle-Ecosse. La cohabitation entre anciens et nouveaux colons va vite devenir houleuse. Pendant quarante ans, les Acadiens français vont refuser de prêter serment à la couronne britannique. En 1755, 10.000 d'entr'eux sont expulsés lors de ce que les Cajuns nommeront le « Grand dérangement ».

   L'errance durera dix ans. Certains choisiront de rentrer en France, d'autres rejoindront les ports américains en pleine expansion; 3000 survivants décideront d'accoster en Louisiane, sous domination française. Loin des cercles riches et fermés des créoles venus de France, ils choisirent les bayous, ces milliers de kilomètres de marais en étoile pour se réfugier et survivre.

La "cajunitude" en 1999

   Trois cents ans plus tard, ils sont 700.000 à se revendiquer "cajuns" (diminutif puis défomation du terme «acadien»). Le 1er Août, à Lafayette et dans toute la Louisiane Française, le congrès mondial acadien réunira des descendants des 140 dernières familles.

   " Nous attendons plus de quatre mille personnes qui viendront ici pour pérpétuer la mémoire de nos ancêtres », explique Cheryl Collins l'une des organisatrices du Congrès qui, comme beaucoup de Cajuns est capable de vous réciter son arbre généalogique sur cinq générations... D'ailleurs, c'est simple : ici lors de toute rencontre, on ne vous demande pas quel métier vous faites mais à quelle famille vous appartenez et à quelle branche de la dite famille.

   C'est d'autant plus surprenant que la couleur de la peau ou l'hérédité géographique n'ont pas d'importance. Il est faux de croire qu'être cajun signifie être d'ascendance française, Shaffer Domingo, conducteur de bateau sur les bayous, vous raconte ainsi que sa famille est allemande par sa mère, espagnole par son père, mais qu'il est avant tout cajun.

   « Chez nous, explique Sharon Audouin, directrice de l'office de tourisme d'Houma, vous trouvez des Anglais, des Indiens, des Espagnols, des Africains... Tous, immigrants ou esclaves libérés, sont arrivés dans une misère extrême, pour survivre, ils ont dû se mélanger entre eux. Pour ce faire, ils avaient besoin d'une langue commune. »

Tous unis contre l "Adversity"

   Cheryl Collins résume : "Un Cajun, c'est d'abord quelqu'un qui parle français. Les Acadiens ne pouvaient pas souffrir les Anglais qui les avaient déportés, ils n'avaient aucune envie de parler leur langue. Petits blancs pauvres, ils ne se sentaient par ailleurs aucune affinité avec les riches planteurs esclavagistes." rejetés par les créoles français qui refusaient de frayer avec ces paysans, mis à l'écart par les américains qui allèrent jusqu'à leur interdire leurs écoles, traumatisés par le "grand dérangement", les Cajuns se sont refermés sur leur unique richesse : leur culture.

   Bravant l'interdiction de parler français qui leur fut faite en 1916, ils ont continué de nourrir le souvenir et d'en vivre. Sharon Auduin raconte : "60% des Acadiens n'ont pas survécu à la déportation et la plupart des familles ont éclaté. La seule façon, pour nous, de survivre, était de proclamer chaque jour notre attachement aux racines françaises." Et de se souvenir de ses grands parents, nés au début du siècle, qui affichaient ostensiblement leur incompréhension de l'anglais.

   Ce combat pour la langue s'est longtemps accompagné d'un double enracinement Français, particulier à la Louisiane. Juridique d'une part,puisque c'est le seul Etat américain qui soit administré par le Code civil napoléonien. Religieux d'autre part, puisque, à la différence de l'ensemble du territoire, c'est une terre profondément catholique. Elle dispose d'ailleurs, en la présence du Père Jammes, d'un aumônier des francophones de Louisiane qui continue de célébrer des messes en français.

   Ces différences ont longtemps fait de cet Etat, un rebut des Etat-Unis triomphants, une sorte de réserve ethnologique où l'on prétendait que survivaient des drôles d'habitants, à la limite de l'arriération. " Ce mépris nous a aidés à survivre, soutient Audrey Georges, présidente enthousiaste de l'association des Bed & Breakfast francophones. Il a fouetté notre orgueil, nous a convaincus que nous étions différents, nous a renforcés dans la certitude de préserver ces différences. »

Le déclin de  la langue française.

   Le XXème siècle n'a pas été tendre avec les Cajuns. Le tout anglais a progressivement gagné du terrain. Les grands-parents qui faisaient de la résistance passive se sont éteints, et les petits-enfants n'ont pas hérité de leur vigilance, comprenant que la Louisiane ne pouvait pas vivre en circuit fermé.

   L'accession à des moyens de transport rapides et l'ouverture au monde ont brisé les scellés apposés au monde cajun. « la voiture et la télé, voilà ce qui nous a tués », résume clairement Shaffer Domingo... Dans les années 50, de formidables richesses pétrolières découvertes dans le sol de Louisiane ont fait de cet Etat un partenaire économique essentiel de l'Etat fédéral et a accentué son intégration américaine.

   Pourtant, certains se battent encore avec l'énergie du désespoir. L'Etat fédéral américain a reconnu, en 1995, la légitimité du drapeau acadien (bleu, blanc, rouge et or, avec les lys de la couronne française et l'étoile de la Vierge), qui flotte au fronton des bâtiments officiels. Créé dans les années 70, le Codofil (Conseil pour le développement du français en Louisiane) s'est donné pour mission de sauver la langue française. Il a monté des programmes scolaires d'immersion pour les jeunes générations.

   Son action laisse perplexes les plus agés. A 73 et 82 ans, les frères Romero qui chaque après-midi depuis dix ans, joue de la musique cajun au pied du monument d'Evangéline à Saint-Martinville ne sont pas optimistes : « Nos petits enfants vont à l'école américaine et passent le reste de leur temps à regarder la télévision américaine. Leur apprendre le français aujourd'hui, c'est comme faire venir le docteur quand on est mort. " Cependant, si le français disparaît lentement, ils sont nombreux à penser que ce n'est pas là l'essentiel.

Un héritage revendiqué

Audrey Georges    Pour le Père Jammes, la langue française est un vecteur important, mais pas fondamental : " Les habitants de la Louisiane sont des gens de culture française : ils parlent plus ou moins bien la langue et sont très peu nombreux à savoir la lire ou l'écrire. Mais la culture, ce n'est pas qu'une langue, c'est une façon de vivre. "

   Curtis Joubert, président de 1'association qui organise la Francofête, célébrant cette année trois cents ans de présence Française en Louisiane, justifie cette approche : " Dans les 22 paroisses cajuns de Louisiane, nous avons recensés 1 million de personnes qui revendiquent une part d'héritage français, 700.000 qui revendiquent le titre d'Acadien et 300.000 seulement qui parlent le français.

   Comme quoi, la « cajunitude » n'est plus uniquement une question de langue, mais de fierté de nos racines. Et ça, personne. ne nous l'enlèvera jamais. "

 Avez vous des cousins parmi les acadiens ?

Depuis le début de l'année 1999, la Louisiane a revêtu ses habits de fête pour célébrer 300 ans de présence française sur son sol. Plus de 1500 manifestations sont prévues tout au long de l'année, mais le clou de la fête devrait être le Congrès mondial acadien. Du 1er Juillet au 15 Août, dans toutes les grandes villes de Louisiane, la culture Cajun sera alors à l'honneur.

Tous les jours seront organisées des retrouvailles de 82 familles descendantes de familles acadiennes, dont les membres viendront essentiellement du Canada et de France. Si vous retrouvez votre nom ci-dessous et que votre famille est plutôt originaire de l'ouest de la France, peut-être avez-vous des cousins de l'autre côté de l'Atlantique ?